Le procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé a repris lundi 6 février devant la Cour pénale internationale (CPI), après deux mois de suspension. L’ancien président ivoirien et son ex-ministre sont poursuivis pour des crimes contre l’humanité commis lors des violences qui ont suivi l’élection présidentielle de novembre 2010. Mais le premier témoin de cette nouvelle série d’audiences aura surtout nourri la suspicion sur la fiabilité du dossier du procureur.
Les avocats de Laurent Gbagbo ont demandé aux juges, le 8 février, de convoquer deux enquêteurs et un technicien du bureau du procureur à la barre de la Cour pour évoquer l’audition du témoin 106 à Abidjan, en 2011. A l’époque, Salifou Ouédraogo leur avait remis deux vidéos, dont l’une aura, à deux reprises, sérieusement mis à mal l’accusation. Car cette vidéo, une scène violente montrant des personnes brûlées vives, a en réalité été tournée au Kenya et non à Yopougon en 2011, comme l’affirmera à plusieurs reprises le témoin.
En 2013 déjà, lors des audiences de mise en accusation de Laurent Gbagbo, son avocat, maître Emmanuel Altit, avait révélé le contenu de la vidéo, incluse au dossier du procureur, et dénié toute crédibilité à la déposition du témoin. L’accusation avait alors expliqué que son témoin n’avait pas lui-même filmé la scène, mais avait reçu cette vidéo d’un ami. Puis assuré qu’elle ne serait évidemment pas utilisée au cours de l’affaire. Mais cette vidéo va pourtant piéger une seconde fois l’accusation.
Une vidéo du Kenya
Appelé à déposer à la barre de la Cour le 6 février, le témoin 106, Salifou Ouédraogo a affirmé avoir été blessé au bras lors de la marche vers la Radio-Télévision ivoirienne (RTI) le 16 décembre 2010 et évoqué plusieurs scènes de violences à Abidjan. Le témoin confirme aussi l’intégralité de sa déposition donnée aux enquêteurs, qui est alors versée au dossier. C’est sur la base de cette même déposition que l’un des avocats s’apprête à contre-interroger le témoin.
Mais conscient de la bourde, le substitut du procureur alerte les juges. « L’enquêteur a analysé la vidéo ici, au siège, et il a bien montré que la vidéo n’a rien à voir avec les violences post-électorales en Côte d’Ivoire, mais a été tournée au Kenya », explique Lucio Garcia. « Il s’agit d’une négligence de l’accusation », dit-il avant de présenter ses excuses. Mais l’avocat de Laurent Gbagbo va piéger le témoin et lui rappeler ses propos aux enquêteurs. A la barre, il affirme d’abord avoir « reconnu l’endroit où cela s’est passé ».
– "Il s’agit d’un incident auquel vous avez assisté personnellement ?", poursuit maître O’Shea.
– Oui.
– C’était la même personne que celle que vous avez vu de vos yeux en train d’être brûlée vive, c’est cela ? Et si je vous disais que ce clip vidéo a été pris au Kenya ? » Les yeux sur son pupitre, le témoin ne dit mot.
Quelques heures plus tard, alors que Serge Gbougnon, avocat de Charles Blé Goudé, contre-interroge à son tour le témoin, et propose de diffuser la vidéo, le procureur objecte. « Cette dernière n’a rien à voir avec l’affaire », dit-il. Assez pour alerter le témoin qui cette fois marmonne : « c’est différent de la Côte d’Ivoire... »
Un spécialiste des écoutes
Le témoin suivant, présenté à la barre le 8 février, est un ancien sergent-chef. Sinaly Dosso raconte avoir été écarté de l’armée en 2001, suite à l’élection de Laurent Gbagbo. Spécialiste des transmissions, il a, pendant la crise de 2010/2011, « fait spécialement des écoutes privées ». Les réseaux « n’étaient pas sécurisés », raconte-t-il. Il peut alors écouter la police, la gendarmerie et la Garde républicaine. Sinaly Dosso évoque des noms de code radio. « Cosmos était le chef des opérations, c’est lui qui validait toutes les interventions, qui donnait l’ordre de fait quoi que ce soit sur le terrain. Il disait par exemple "traitez-la" pour évoquer une personne qu’il fallait tuer (...) Au-delà de Cosmos, il y avait un chef et je pense que ce devait être Atlas. » En septembre 2016, un autre témoin, l’actuel commandant de la Garde républicaine, Kouaho Amichia Edouard, avait affirmé qu’Atlas était le nom de code radio de son prédécesseur, Bruno Dogbo Blé et que Cosmos était celui de l’un de ses commandants, Ohoukou Mody.
Pas d’enregistrements
Ce que semble ignorer Sinaly Dosso. Il raconte aussi avoir entendu sur les réseaux de la police, le jour de la marche vers la RTI, « Faucon » demandant d’utiliser « les moyens conventionnels pour disperser la foule ». Quelques minutes plus tard, les policiers disent s’être fait tirer dessus. « Sandrak est intervenu et a dit "rentrez dans la foule" ». Le témoin pense que le commandant du CECOS donnait les ordres, mais n’en est pas certain.
– "Avez-vous vérifié plus tard ?", lui demande le président.
– "Vous parlez de moi ?" dit interloqué le témoin. J’ai dit aux enquêteurs et c’est à eux de mener les enquêtes et mettre un nom sur chaque indicatif ».
Sinaly Dosso doit aussi expliquer qu’il n’a pu enregistrer ces écoutes, mais a pris des notes, photocopiées par les enquêteurs du procureur. Certaines de ces notes ont été ensuite réécrites, pour être plus lisibles, ajoute-t-il. Mais lorsque le président de la Chambre lui demande les originaux, Sinaly Dosso explique les avoir cherchés sans succès avant de venir déposer à La Haye.
En décembre déjà, le juge-président avait reproché au procureur de ne pas avoir apporté à la Cour l’original de l’agenda d’un témoin, présenté comme pièce à conviction. Des preuves destinées à consolider les témoignages, mais dont la validité est souvent - c’est classique - mise en doute par la défense. Les avocats de Charles Blé Goudé avaient ainsi contesté un rapport de la morgue d’Abidjan, qui « contient d’énormes ratures et surcharges, avait affirmé maître Gbougnon, et qui nous laisse croire qu’il aurait pu être manipulé ».
avec rfi.fr
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